Les Pardaillan/XXIV

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Livre I
XXIV. Pipeau
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Ce chapitre sera court ; mais bien qu’il porte en titre le simple nom d’une bête, il n’en a pas moins son importance dans notre récit. Et pourquoi un chien n’aurait-il pas droit à son chapitre, tout comme un autre personnage ? Quoi qu’il en soit, parmi les faits et gestes de ce chien, il en est un qui devait singulièrement influer sur la destinée de son maître, et, par contrecoup, sur la destinée de plusieurs héros ou héroïnes qui figurent dans ce drame.

C’est ce geste de Pipeau que nous devons ici exposer à nos lecteurs.

Or, en ce matin où le chevalier de Pardaillan fut arrêté, Pipeau, par un sentiment d’amitié fraternelle, fit de son mieux pour défendre son maître — son ami.

Si, dans cette mémorable bagarre, il y eut des mollets qui saignèrent, s’il y eut des hauts-de-chausses mis en piteux état, si même un soldat demeura sur le carreau, étranglé net — en compagnie de ceux qui furent assommés par le chevalier, c’est que Pipeau employa sa mâchoire de fer à ces diverses besognes dont il s’acquitta avec zèle, et non sans force grondements et abois.

Pardaillan fut vaincu.

Pipeau fut vaincu.

Surpris, accablés sous le nombre, le chien et son maître essuyèrent la défaite que nous avons dite.

Pipeau descendit donc l’escalier sur les talons des soldats qui emportaient Pardaillan.

Ce ne fut pas, d’ailleurs, sans recevoir quelques coups de pied et même un coup d’épée qui lui fendit une oreille.

Une fois dans la rue, le chien se mit à suivre le carrosse où l’on avait jeté le chevalier.

La queue et la tête basses, notre héros — c’est du chien que nous parlons — arriva à la Bastille, et, dans la simplicité de son âme, voulut naturellement y pénétrer.

Pipeau ignorait les consignes, ce qui est un tort, même pour un chien.

Mais les sentinelles de la forteresse étaient au contraire très ferrées sur la question consigne.

Il résulta de cette ignorance de l’un et de cette science des autres que le pauvre animal se heurta le museau à la pointe d’une hallebarde, et que, ayant opéré une retraite, il fut accompagné dans cette retraite par une grêle de pierres et projectiles divers. Et quand il voulut revenir à la charge, il se trouva devant une porte fermée.

Devant cette porte, Pipeau laissa échapper un aboi prolongé et lugubre, suivi de jappements furieux.

L’aboi était une plainte à l’adresse de son maître, les jappements une menace à l’adresse des sentinelles.

Ayant constaté que ni son maître ni les sentinelles ne répondaient à ses plaintes ou à ses provocations, Pipeau commença à faire le tour de la forteresse à cette allure désordonnée qui lui était habituelle.

Mais il revint à son point de départ sans avoir trouvé ce que, dans son raisonnement primitif et confus, il espérait peut-être rencontrer, c’est-à-dire une issue par où son maître serait sorti.

En effet, comment pourrait-il entrer dans la tête d’un chien qu’un homme est entraîné dans l’intérieur d’épaisses murailles pour n’en plus sortir ? C’est là une idée humaine.

Quelques heures se passèrent pour la pauvre bête dans une sombre inquiétude.

Il finit par s’installer à une vingtaine de pas de la porte et du pont-levis, et, le museau en l’air, inspecta cette chose énorme et noirâtre où son maître s’était englouti.

Des gamins lui jetèrent des pierres, amusement qui prouvait immédiatement à Pipeau que ces jeunes inconnus appartenaient à une race supérieure.

Mais il se contenta d’aller s’installer un peu plus loin.

Cependant, la journée s’écoulait. L’appétit vint, Pipeau résista héroïquement aux tiraillements de son estomac, et demeura ferme à son poste d’observation ; c’est tout au plus s’il s’accorda de bâiller pour tromper sa faim.

Le soir arriva.

Nous ne voulons pas insinuer que ce chien raisonnait. Si on accordait le raisonnement au chien, que deviendrait le respect humain ? Nous avons trop ce respect pour laisser soupçonner que cet animal avait du cœur et de l’esprit ; la théorie de la supériorité et de l’infériorité des races est une bonne théorie ; et si on la battait en brèche, on en arriverait à des monstruosités ; il faudrait arriver presque à admettre qu’un nègre vaut un blanc et qu’un juif vaut un chrétien, ce qui serait une abomination. Maintenons donc la bonne théorie.

Pipeau, de race inférieure, ne raisonnait pas.

Cependant, des gens qui s’intéressèrent à sa manœuvre s’approchèrent de lui. L’un d’eux voulut l’emmener, il montra les crocs. On le vit inspecter avec une attention soutenue les différents étages du sombre bâtiment. Parfois, il dressait les oreilles et le bout de son nez remuait. Puis il poussait un appel sonore. Et, comme rien ne lui répondait, il avait un petit aboi plaintif.

Pipeau ne raisonnait pas.

Mais lorsque la nuit fut venue, si ce ne fut pas en vertu d’un clair syllogisme, ce fut du moins en vertu de quelque association d’idées qu’il se décida à s’en aller.

Qui sait s’il ne pense pas à ce moment :

« Peut-être est-il revenu là-bas, dans la bonne auberge. C’est l’heure où il s’assied à une table d’où tombent des morceaux que je happe au passage… »

Quoi qu’il en soit, Pipeau se dirigea en droite ligne vers la Devinière, suivant exactement la route qu’il avait suivie au matin en sens inverse. Il entra d’un trait, franchit la salle commune que, d’un coup d’œil, il inspecta et monta jusqu’à la chambre de Pardaillan.

Là, sa désolation ne connut plus de bornes.

La chambre était fermée et son maître n’y était pas : c’est ce dont il s’assura en reniflant à la jointure de la porte. Triste à la mort, il redescendit, en s’avouant toutefois que son appétit semblait augmenter en raison directe de sa douleur. Du moins, nous supposons qu’il dut se faire cet aveu, car, sans hésitation, avec la cynique résolution d’un être qui ne craint aucun Landry, aucun Grégoire, il pénétra dans la cuisine et s’arrêta au beau milieu, le nez en l’air, les yeux pleins de défiance.

Il faut dire que toutes les rencontres antérieures de Pipeau et de Landry avaient toujours abouti à un coup de pied sournois de l’homme au chien.

Qu’on juge donc par là de l’audace du chien et de la stupéfaction de Landry quand il aperçut Pipeau planté au milieu de sa cuisine, comme s’il eût le droit d’être là.

Mais Landry était justement en train de découper une volaille.

Il s’arrêta court. Ses joues tremblèrent d’indignation. Et il s’écria :

— Te voilà, chien d’ivrogne !…

À cette injure, Pipeau demeura impassible.

Seulement, il s’assit sur son derrière et considéra fixement maître Landry.

— Oui, continua celui-ci sans quelque majesté, tu cherches à comprendre ; mais tu es trop bête, tu n’es pas un de ces honnêtes chiens qui gardent la maison et respectent la cuisine, et sur un signe du maître protègent ce qui est bon à prendre et à manger ; toi, tu ne saisis pas ces nuances de délicatesse et d’honnêteté ; d’ailleurs, tel maître, tel chien. Qu’est-ce que ton maître ? Un voleur, un truand, un je ne sais qui, sorti on ne sait d’où et qui a failli me damner. Voleur comme lui, que de fois t’ai-je surpris ici-même à accomplir quelque acte de vil brigandage !

De majestueuse, la voix de maître Landry était devenue furieuse.

Pipeau ne bougeait toujours pas.

Mais le coin de sa lèvre se retroussait légèrement et laissait à découvert une dent très blanche, très aiguë, et sa moustache tremblotait ; il évitait de regarder maître Landry ; évidemment, il était attentif à son discours, mais d’autres pensées le sollicitaient aussi.

— Or, acheva l’aubergiste, tant que ton maître, que le diable emporte ! a pu s’imposer céans, j’ai dû feindre pour toi une amitié qui était loin de mon cœur. Pipeau par-ci ! Pipeau par-là ! Oh ! le beau chien ! l’honnête chien ! Et fidèle ! Et intelligent ! Huguette, vois donc à lui donner cette carcasse de pigeon ! Mais je pestais fort en moi-même ! Enfin, c’est fini, me voilà libre, puisque ton maître est en prison. Et puisque je suis libre, je te chasse ! Entends-tu ? Je te chasse ! Hors d’ici ! Lubin, ma lardoire !… ou plutôt attends ! un bon coup de pied dans le ventre !…

À ces mots, maître Landry prit son élan.

Avec cette grâce spéciale que peuvent avoir les hippopotames, il balança un instant sa jambe droite et lança son pied à toute volée.

Il y eut un aboi sonore, immédiatement suivi d’un gémissement.

Au même instant, on put voir Pipeau fuir à toutes jambes dans la rue, tandis que l’aubergiste, étalé tout de son long sur le carreau de la cuisine, faisait de vains efforts pour se relever.

Simplement, maître Landry avait manqué son coup ; le chien avait fait un bond de côté ; le pied de l’aubergiste porta dans le vide, l’homme avait tournoyé et s’était abattu, entraîné par sa masse pesante.

Lorsque les domestiques l’eurent relevé, non sans efforts, et non sans gémissements de l’aubergiste, celui-ci eut ce mot :

— L’ennemi est en fuite. Huguette, il faudra que nous donnions un grand dîner pour célébrer la disparition du chien et du maître.

Mais au même moment, il jeta un cri de désespoir, et de sa main tremblante, désigna le plat sur lequel il était en train de découper une volaille à l’arrivée de Pipeau.

La volaille avait disparu !…

Pipeau l’avait emportée !…

C’était ce dernier acte de brigandage qu’il avait médité pendant le discours de maître Landry !…

Le chien s’enfuit donc, lesté d’un beau poulet destiné à quelque riche client, et put, ce soir-là, dîner comme un roi.

Il passa sans doute la nuit sous quelque auvent ; et comme il tombait une petite pluie froide, maître Landry fut du moins vengé par les amères réflexions que dut se faire la pauvre bête.

Pendant quelques jours, Pipeau disparut.

Que devint-il en ces journées moroses ? On le vit à deux ou trois reprises regarder de loin l’auberge de la Devinière, comme un paradis perdu.

Quels furent ses déjeuners et ses dîners ? Sans doute, il eut des hauts et des bas. Sans doute, maint charcutier fut par lui mis à contribution. Car Pipeau — chien voleur et menteur, avons-nous dit — connaissait admirablement la manœuvre qui consiste à s’approcher tout à la douce d’un étalage, sans même avoir l’air de le voir, et de saisir au bon moment quelque friand morceau…

Quoi qu’il en soit, le quartier de la Bastille devint son quartier général.

Il y passait des journées entières, assis devant la porte par où son maître avait disparu, le nez en l’air, très attentif.

Nous le retrouverons, le dixième jour au matin, à cette même place.

Le pauvre Pipeau était maigri. Mais nous supposons que c’était plutôt le chagrin qui l’avait mis en cet état. Crotté, le poil ébouriffé, mouillé, la moustache hérissée. Ah ! certes, il n’était plus le beau Pipeau que son maître aimait à brosser soigneusement. Ce n’était plus qu’un chien errant, un chien sans maître ! Ce qui est le comble de la mauvaise destinée pour les chiens en général, et quelques hommes en particulier.

Pipeau, du coin de l’œil, guignait avec mélancolie la grosse tour qui se dressait à l’angle de la Bastille.

Évidemment, il se disait :

« Pourquoi diable ne sort-il pas ? Que peut-il faire si longtemps là-dedans ? »

Tout à coup, il se mit sur ses quatre pattes, les joues frémissantes, l’œil enflammé, la queue doucement remuée.

Pipeau venait d’apercevoir quelque chose.

Là-haut, à l’une des étroites fenêtres, un visage apparaissait derrière des barreaux !

Mais Pipeau n’était pas sûr encore !

Ce quelque chose, ce visage, il le regardait fixement, sans oser faire un pas. Seul, le balancement de sa queue témoignait de l’espérance qui naissait en lui.

Or, voici que le visage se rapprocha tout à fait des barreaux.

Pipeau fit quatre pas, huma l’air, écarquilla les yeux, regarda du nez, regarda de l’œil… et il fut soudain convaincu !

— C’est lui ! s’écria-t-il…

Nos lecteurs nous pardonneront d’employer pour un chien les mêmes expressions que pour un homme. Mais vraiment, l’aboi sonore, joyeux, sanglant, délirant, l’aboi du chien eut bien le sens d’un verbe humain :

— C’est lui ! C’est lui !…

Pipeau témoigna son allégresse en courant de-ci et de-là comme un insensé, tournoyant follement sur lui-même pour attraper sa queue, en se roulant dans la boue, en rampant, en bondissant, enfin par toutes les extravagances qui traduisent le bonheur d’un chien.

Finalement, il s’approcha le plus près possible du fossé, leva la tête vers le visage, et poussa trois abois vivants et clairs :

— C’est moi ! C’est moi ! Regarde-moi donc !…

— Pipeau ! cria une voix qui tombait de la meurtrière grillée.

Le chien répondit par un coup de voix bref.

— Attention ! reprit la voix, qui semblait ne se préoccuper nullement d’être entendue par les sentinelles voisines.

Autre aboi très clair qui signifiait :

— Je suis prêt ! Que veux-tu ?

À ce moment, les sentinelles de garde devant la porte s’approchèrent. Cette étrange conversation d’un chien avec un prisonnier leur paraissait quelque chose de grave ; peut-être une tentative d’évasion. En tout cas, un acte illicite, contraire à tout règlement.

Or, à cette même seconde, un objet blanc s’échappa de la petite fenêtre et, vigoureusement lancé, décrivit sa trajectoire, franchit le fossé et alla tomber à vingt pas du chien.

Cet objet blanc était un papier roulé en boule et appesanti par un caillou quelconque.

Les gardes s’élancèrent.

Mais plus prompt que l’éclair, Pipeau avait déjà atteint le papier et l’avait saisi dans sa gueule.

Mille fois, son maître l’avait habitué à ce jeu.

Pipeau se disposait donc à revenir vers le fossé pour rapporter la boule de papier qu’il tenait dans la gueule.

La ruée vociférante des gardes lui fit faire demi-tour.

À toutes jambes, il s’enfuit dans la rue Saint-Antoine.

— Arrête ! Arrête ! s’écrièrent les gardes qui se lancèrent dans une poursuite éperdue.

Pipeau filait comme le vent. La foule s’amassait et se demandait quel truand, quel huguenot était ainsi poursuivi. En quelques secondes, le chien eut disparu à l’horizon. Alors les gardes, en toute hâte, revinrent à la Bastille pour prévenir le gouverneur de ce fait exorbitant :

— Un prisonnier correspondait avec le dehors, envoyait des lettres ! Et son messager était un chien !…

Ce prisonnier, c’était Pardaillan…

Quant à Pipeau, quand il fut hors d’atteinte, quand il s’arrêta haletant, il lâcha la boule de papier qu’il avait emportée jusque-là et n’attachant aucune importance à cette chose qui n’était pas bonne à manger, s’en alla tranquillement, et par des détours, regagna la Bastille.

Un passant qui vit ce manège ramassa la boule, déplia soigneusement le papier, l’examina sur les deux faces…

Le papier ne portait aucune écriture, aucun signe…

Le passant le rejeta… et le papier tomba dans le ruisseau de la rue.

Le ruisseau emporta le papier qui s’en alla parmi d’autres épaves, à la dérive…